Quelques citations de Samivel

Samivel - L'amateur d'abîmesUne sélection absolument non exhaustive et très provisoire de citations de Samivel. Celles-ci sont extraites de "L'amateur d'abîmes" (Ed. Hoebeke).

Mais il y en a beaucoup d'autres, sublimes, géniales, poétiques, caustiques, dans ce livre et dans les autres ouvrages. Il faut absolument lire Samivel, des trésors surgissent à chaque page !!!





Quelques citations...


  • Samivel
  • L'amateur d'abîmes (Ed. Hoebeke)


C'est un pays qu'il faudrait parcourir dans les carrioles d'autrefois, avec un cheval prudent et un cocher plein d'histoires et de petit vin blanc...

Et puis, au-dessus de cette humanité jacassante, au-dessus des agences de voyage, des garçons de café, des fils télégraphiques et des télescopes reluisants, au-dessus des soucoupes, des "souvenirs", des cornes de chamois, des tennis, des améthystes de Madagascar, des pâtisseries et des grosses dames à chrysanthèmes, il y a les aiguilles, les dures aiguilles de granit où errent les nuages indifférents.

L'esprit sommeille, roule d'une épaule à l'autre, médite sur un caillou, s’accroche désespérément au sac du camarade, épluche les courroies, compte les boucles, voue au diable les montagnes et ceux qui les ont inventées.

L'air est chantant, fluide, allégé d'effluves dynamiques, souffle des grands alpages mouillés de rosée, des torrents hardi, des roches lavés par les vents nocturmes, des lacs pleins de sagesse, de toutes ces choses simples et pures qui suivent leur destin.

Hardi ! Qu'il fait bon vivre ce matin ! Qu'il fait bon serrer l'acier du piolet qui vibre, sentir sa jeunesse vous battre aux tempes et croquer des herbes amères "qui sont peut-être du poison" !

Petites montagnes, certes, qui ne méritent pas le nom d'aiguilles, mais très suffisantes pour dénouer des muscles engourdis, réapprendre le noble jeu de l'escalade et casser au besoin tous les membres que l'on voudra.

Un beau soleil chauffe la peau rugueuse des pierres, fait briller quelque part une flaque oubliée, projette des pans d'ombre aux contours nets comme les arêtes d'un diamant.

Ainsi, les grands espaces donnent à ceux qui les contemplent l'illusoire sentiment de la possession du monde.

Et malgré la vulgarité obligatoire d'une foule, malgré le bruit, les papiers sales et les bouteilles cassées, la grandeur et la noblesse indicible de cet autre monde demeurent. Mais si l'on désire vraiment entendre le langage secret des choses, il faut revenir ici, seul, quand la foire est terminée, par un de ces calmes après-midi d'automne où les alpages ont revêtu la pourpre éclatante des airelles.

Au premier tournant, finie la comédie et le public envolé. Car nous entrons dans la montagne, la vraie. On ne triche pas avec un sentier qui monte. Alors, l'allure s'égalise brusquement.

Oui, messieurs les entrepreneurs de spectacles naturels, construisez des "kulm", des routes, des funiculaires ou des téléphériques, montez les gens en cars, en bennes, en wagons, en ascenseurs, en paniers à salade, en tout ce qu'il vous plaira; débarquez-les en vrac dans un désert dont la première beauté est justement d'être désert, et collez-les avec des coussins sous les fesses devant le plus beau paysage du monde : ils bailleront. ils bailleront, messieurs, à raison de trois cent francs de l'heure ! Il est vrai que ces trois cent francs iront dans vos poches : tout s'explique. Et que vous importe à vous d'avoir saccagé avec vos ferrailles encore un coin de terre pure, pourvu que l’argent rentre ? Mais nous ne nous entendrons jamais. Vous me prenez pour un imbécile, et je vous prends pour des vandales.

Un court instant, frêle et mystérieux appel de l'espace, la chanson d'un torrent trembla, puis s'évanouit.

Certainement une notable caractéristique de l'alpinisme, c'est ce curieux contraste que l'on y découvre sans cesse entre les plus humbles soucis des humains et la grandeur impassible du paysage. et, de ces soucis, le plus modeste est assurément de regarder où l'on met les pieds.

Ce monde de rêve n'admet point, hélas, les rêveurs. Il exige un sens aigu des réalités, une attention scrupuleuse et mesquine, var nulle part peut-être on n'y dresse autant d’embûches à nos carcasses. Nous n'y évoluons qu'à force de compromis. Belle ironie des choses, en vérité !

la cordée, c'est une association contre la montagne et, toujours à l'exemple des autres associations, elle se révèle d'autant plus efficace que les membres en sont moins égoïstes. Il est donc à peu près aussi difficile de former une cordée homogène que de fabriquer un mariage assorti.

Les obstacles n'ont décidément guère d’importance, hors celle que nous leur attribuons.

Sur les midi, Dame Marmotte s'est arrêtée net dans sa tournée d'affaires. Puis elle a sauté debout sur un rocher, la tête un peu de côté et les sens en alerte. Elle demeurait parfaitement immobile. Juste son bout de nez cueillait au vol les confidences du vent.

Mélancoliques, nous rentrâmes au refuge. Sur la terrasse, un vieux petit monsieur possesseur d'une barbichette follette et d'un appareil photographique désolamment perfectionné s'évertuait à mettre en conserve l’insaisissable présent.

Nous avons arpenté Chamonix en long et en large. Nous avons traîné nos lourds brodequins ferrés sur les trottoirs crissants, fait l'inventaire des boutiques avec un soin d'huissier. Ici, des pelotes de cristaux, des fours d'améthystes ouverts en deux comme des châtaignes; là, des photographies qui font regretter la peinture et des peintures qui font regretter les photographies. Plus loin, des lainages bariolés, des gâteaux, des livres. Un étalage surprenant de bibelots en bois sculpté, où les ours, les aigles, les chamois et les vaches se disputent l'honneur de vous tendre un encrier ou un pot de moutarde. Tous ces tarabiscotages, frisés au petit fer, mignards, parfaitement vernissés, se fabriquent à la pelle, se vendent -fort cher - et demeurent un objet constant d'admiration pour les foules qui les trouvent bien jolis et tout à fait dignes d'aller prendre place sur la cheminée de famille entre le bronze d'art et le panorama en nacre acheté au Mont Saint-Michel.

Ceux qui marchent hors des chemins battus méritent à tout le moins notre respect.

N'importe, il vaut mieux toujours peupler l'avenir de gestes glorieux et de cités imaginaires, de faces nord, d'étraves écumantes et de paix universelle, sous peine de n'être plus qu'un vieillard desséché, et sans le moindre avantage pour personne.

Car c'est une erreur sociale, un vandalisme et une maladresse aussi de sacrifier impitoyablement les plus beaux paysages au tourisme automatique.

... ce mercantilisme qui vient empoisonner l’atmosphère des vieux pays apporte l'envie, la soif de l'argent, les grandes inégalités sociales, les misères et les déchéances de la ville, et transforme en larbins les nobles montagnards d'antan.

L'automobile est un excellent et agréable engin de transport rapide d'un point à un autre, mais un détestable moyen d'investigation. Jamais on n'a tan voyagé, et jamais aussi les gens n'ont moins profité de leurs voyages. Ces malheureux qui avalent pêle-mêle des kilomètres et des sauces sophistiquées dans des auberges d'opéra-comique, traversent la moitié de la France, six provinces, trente villes, quatre cent villages, vingt siècles d'histoire, de légendes, de coutumes, de vieux terroir, de finesse paysanne, sans en retirer d'autres souvenirs que ceux d'un embarras gastrique et de trois pneus crevés.

C'est presque une banalité de répéter que la seule manière adéquate de visiter certaines régions, c'est de les parcourir à pied. D'abord parce que la marche en elle-même aiguise à la fois l'appétit et l'intellect autrement que les coussins d'une automobile, et place naturellement le voyageur dans un état de réceptivité qui multiplie l'intérêt de tout ce qu'il rencontre. Ensuite, parce que ce moyen-là est lent, exige un effort personnel, permet d'entrer en contact avec les choses et les gens de manière progressive et intime.

Nous ne pouvons espérer que l'univers adopte notre manière d evoir. Il nous appartient donc de nous conformer à la manière de voir de l'univers. C'est le seul conformisme souhaitable. Car ce sont les hommes et non l'univers qui paieront en définitive les frais d'un désaccord.

Ma main s'ouvrait à la douce chaleur du jour. Puis elle se détacha, commença à caresser cette peau rugueuse des pierres, cette peau tiède, bien cuite et dorée comme un pain, hâlée par des millions d'étés, crispée par les tourmentes et le gel.

Soudain, je compris la sagesse profonde de la lumière, cette vérité qu'elle étalait crûment devant mes yeux aveugles et que ma folie refusait d'apercevoir : car ceci vivait. Ces pierres vivaient, mais pas dans le même temps; et leur vie nous était aussi peu perceptible qu'une existence humaine pour l'éphémère qui danse devant la fenêtre un soir d'été. C'était une autre trajectoire, un autre rythme presque inappréciable, mais que nous pouvions tout de même deviner, imaginer.

C'était ce miracle émouvant de la neige qui sans cesse s'épure et se lave et refait inlassablement des cimes toutes neuves pour les vieux désirs des hommes.

Nous sûmes seulement que nous avions cessé de monter parce que nous commencions à descendre, mais le sommet lui-même demeura invisible.

Les lunettes nous faisaient des faces d'insectes, têtues, bornées, où saillaient deux larges yeux sans regard. Et la tête continuait de pivoter, promenant ça et là ces yeux aveugles, ces yeux martiens qui reflétaient indifféremment tous les ciels et ne cillaient jamais. D'autres yeux vivants, capables de rires ou de larmes, se dissimulaient à la vérité derrière ces engins monstrueux et anonymes, mais personne n'en savait rien. Et nous demeurions ainsi, immobiles, penchés vers le large, curieusement étrangers les uns aux autres, plus seuls que jamais, chacun face à face avec sa révélation.

La pâte des nuages se modelait comme une cire au gré des courants, poussant une série continuelle d'ébauches et de maquettes, de vagues tentatives vers un ordre et une harmonie jamais atteints. Une espèce de chaos élémentaire, où toutes les formes existaient encore en puissance et cherchaient désespérément à se réaliser.

Là-dedans vivent quatre mois durant quelques vachers aussi têtus que leurs bêtes, obstinés à prospecter un sol sans espoir. Quelque chose pèse sur tout cela, ces masures aplaties, ces troupeaux résignés, ces pauvres gens... Une pensée taciturne. Peut-être le poids énorme des montagnes, peut-être un sombre avenir. On ne sait.

Et, par-dessus le cercle attentif des collines, les hautes montagnes lancèrent vers le ciel d'éclatantes et glorieuses fanfares qui sonnaient l'hallali du jour.

Il n'avait avec la montagne que des contacts rares ou furtifs, paraissait jongler continuellement avec son propre corps et les horizons. Chaque geste remettait tout en question, le lançait dans une aventure mortelle, entrouvrait à nouveau sous ses pieds la gueule féroce des abîmes.

Était-ce cela le monde, la vie ? Qu'étions nous donc nous autres, que signifiaient nos gestes, nos efforts, nos souffrances, nos pensées, où était notre place dans cet univers dont les bornes reculaient brusquement à l'infini ?

Des myriades d'hommes étaient passées, mais cela n'avait pas changé un iota à l'immense douleur des pierres. Quel crime expiaient-elles donc ? Quel crime contre l'esprit ?

Là-haut, nous serions seuls avec le vent jaseur. Et après, il faudrait redescendre, reconquérir pas à pas, péniblement, le droit de cité parmi les hommes.

Et voilà qu'elles gisent maintenant à nos pieds ces terres d'en bas, ces terres fertiles où il fait bon vivre, pleines d'hommes et de cités bruissantes, de fleuves royaux, de tendres chairs, pleines de tout ce que nous avons rejeté.

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